Pourquoi tant de politesse ?
Quoi de plus anodin que de saluer son voisin ? Sauf que vous le détestez… cordialement. Alors, le respect des usages n’est-il qu’une convention mensongère ou quelque chose de plus fondamental ? Quatre philosophes répondent. N’oubliez pas de leur dire merci.
« Par hypocrisie ! » Jean-Jacques Rousseau (XVIIIe siècle)
Pour l’auteur du Discours sur les sciences et les arts, les formules de politesse font ressortir le caractère malhonnête et corrompu des « bonnes manières » de son siècle. La politesse est l’art de paraître vertueux sans l’être. Elle marque le triomphe de la flatterie sur la franchise. Nous « étendons des guirlandes de fleurs » sur nos vraies intentions pour cacher nos rapports de rivalité et de domination. En outre, la politesse exige une conformité stérile aux usages – tout le monde est comme « jeté dans un même moule ». Du coup, on n’est jamais authentiquement soi-même tant que l’on en reste à un rapport poli avec les autres.
“Pour adoucir les tensions sociales” David Hume (XVIIIe siècle)
Mais est-il sûr que les usages de politesse soient si néfastes ? Cette inclination « à se former sur les modèles les plus reçus chez les gens de condition et d’éducation » a aussi ses bienfaits. Pour le philosophe écossais David Hume, la politesse est une ruse efficace qui fait que tout le monde, peu importe sa place dans l’échelle sociale, se plie aux mêmes exigences de déférence et de respect mutuel. La politesse n’est donc pas seulement un masque d’hypocrisie jeté sur les inégalités ; elle remplace aussi des rapports de force durs et ostentatoires par des relations d’interdépendance réciproques, qui distinguent la civilité de la barbarie. Même si cette déférence n’est que feinte chez les « grands », elle produit malgré tout son effet en faveur du subordonné.
“Pour ajouter les grâces à la vertu” Emmanuel Kant (XVIIIe siècle)
Les formules de politesse ne sont pas tout à fait sincères, mais ce n’est pas grave ! affirme Kant. Manquerait-il ici à son célèbre principe moral, qui interdit le mensonge en toutes circonstances ? Non, parce que personne n’est dupe de la politesse ! Loin d’être une ruse mensongère, la politesse est transparente, parce que tout le monde sait de quoi il s’agit. Un certain embellissement formel de la vérité est donc permis, selon la Doctrine de la vertu. « Merci » « Je vous en prie » « Bonne journée, Madame »… autant d’efforts de se comporter de manière semblable à la vertu. Ces « obligations extérieures » qui constituent la politesse « obligent aussi les autres et […] favorisent le sentiment de la vertu, en la rendant au moins aimable ». Ainsi, donner à la vertu un aspect gracieux est aussi un « devoir de vertu », une manière indirecte de contribuer au bonheur du monde.
“Il y a un ‘après-vous, Monsieur !’ originel” Emmanuel Levinas (XXe siècle)
Faux semblant, ruse socialement efficace, aide à la vertu… et si nous étions polis pour une raison plus fondamentale ? Qu’est-ce que la politesse dans son idéal, sinon préférer autrui à moi-même, le laisser passer devant moi ? Ce contraire total de l’égoïsme, Levinas le trouve dans le visage d’autrui. Face à face, le visage de l’autre me met en présence d’une transcendance qui m’interdit la violence et demande mon respect, mon secours.« C’est le pauvre pour lequel je peux tout et à qui je dois tout. ». Originellement, son visage m’appelle à lui donner priorité absolue. Toute l’éthique trouve sa racine dans cette relation. « Elle est le présupposé de toutes les relations humaines, écrit Levinas dans Éthique et Infini. S’il n’y avait pas cela, nous ne dirions même pas, devant une porte ouverte : “Après vous, Monsieur !” »
Samuel Webb, Philomag.com, 2014